La semaine dernière, le sujet YouTube est revenu sur la table à plusieurs occasions.
Les plus aguerris de mes élèves, qui s’orientent vers une carrière dans l’industrie de la musique m’ont demandé mon avis sur ce “value gap”, problématique qui revient régulièrement lors des cours et des interventions. L’occasion d’un échange fructueux que je résume ci-dessous.
1) Le marché mondial en croissance grace au streaming
Les chiffres de l’IFPI parus il y a quelques jours sur le marché mondial de la musique en 2015 marquent clairement l’avènement du streaming.
Le marché de la musique dans le monde est en croissance de +3,2% grace à la progression du streaming. Pour la première fois, le digital représente plus que le physique, soit 45% du total vs 39% pour le physique. Le marché est uniquement porté par l’exceptionnelle croissance du streaming : à lui seul ce segment progresse de +45,2%.
Derrière cette forte croissance se cache un déséquilibre. Le streaming représente 19% du marché total (et 45% du marché digital) Le streaming gratuit, quant à lui, représente la majorité de l’usage mais uniquement 4% de la valeur du marché total.
Dans le monde, on compte 68 millions d’abonnés payants à un service de musique qui ont généré 2 Milliards de $ de revenus alors que les services gratuits, autrement dit YouTube, comptent 900 millions d’abonnés – gratuits- et génèrent 680 Millions de $.
YouTube détient 14 fois plus d’abonnés que les services de musique payants et génère 3 fois moins de revenus. Cherchez l’erreur. “The Value gap” ?
Certes YouTube a lancé un service payant, ‘YouTube Red’, soit 9,99 $ par mois pour un ensemble de contenus, dont la musique, sans publicité et en mobilité. Mais YouTube Red n’est-il pas un simple miroir aux alouettes pour calmer les esprits ?
Pour les services de streaming payant, la concurrence du gratuit est importante et induit une “distortion de concurrence”. Le streaming gratuit n’est pas illégal puisqu’il est organisé par Google et sa filiale YouTube.
2) YouTube, le Statut d’hébergeur et la remise en cause du “Safe Harbour”
Le statut d’hébergeur confère à YouTube une sorte d’exception au droit d’auteur et lui permet de ne pas être condamné pour violation des droits d’auteurs et mise en ligne de contenu illicites. Initialement le statut d’hébergeur avait été construit pour les plateformes internet techniques et passives. Force est de constater que ce n’est pas le cas de YouTube, qui devient de facto un acteur de la distribution numérique de musique.
Tant que YouTube détient le statut d’hébergeur, exiger le retrait du contenu illicite uploadé à chaque instant sur le site serait peine perdue, puisqu’il est légalement long et compliqué d’intenter une action en justice. Pour rappel, chaque minute, plus de 100 heures de contenu video est uploadé dont un tiers est musical. En moyenne donc, 2000 heures de musique sont uploadées toutes les heures sur YouTube.
La négociation avec YouTube est donc rendue compliquée car le préalable qui exigerait le retrait total des catalogues n’est pas une option envisageable. Et YouTube de se cacher derrière le fait qu’administrer le contenu sur YouTube et exiger son retrait via le système de YouTube appelé “content ID” est possible.
Le “safe Harbour” est une décision de la Commission européenne, datant de 2000, qui permet le transfert de données personnelles d’Europe vers les Etats-Unis, car ces derniers présentaient ( j’utilise l’imparfait car depuis l’affaire Edward Snowden…) des garanties suffisantes pour un “safe harbour” – soit en français un “espace sécurisé” – pour la protection des données personnelles donc de la vie privée.
En Octobre dernier la cour de justice Européenne a affirmé que le “Safe Harbor” n’est pas conforme au droit européen. Aussi, pour pouvoir transférer les données collectées aux Etats Unis, Google devra utiliser « d’autres méthodes recommandées par l’Union européenne pour transférer légalement des données de l’Europe vers les Etats-Unis ».
Dans ce cadre, le “Safe Harbour” étant dénoncé, il est plus facile de remettre en cause la qualité d’hébergeur de YouTube.
Seule une longue action juridique et européenne qui remettrait en cause son statut d’hébergeur permettra de rétablir l’équilibre des forces et un réel pouvoir de négociation.
3) Les majors arriveraient à la fin de leurs contrats avec YouTube
Plusieurs sources, dont le Financial Times et le site Music Business Worldwide, ont annoncé que les trois majors de la musique enregistrée seraient en phase de renégociation de leur contrat avec YouTube.
Les majors ont une occasion unique d’un bras de fer pour obtenir une meilleure rémunération et / ou une dégradation de l’expérience d’écoute de musique sur le site.
Les majors ont toujours la menace d’enlever leur contenu sur la plateforme meme si le contenu illicite pourrait réapparaitre sans cesse comme un bateau qui prend l’eau…. Meme si le statut d’hébergeur limite les actions en justice, c’est cette posture qui a été tenue par la GEMA ( la SACEM Allemande ) face à YouTube, il y a quelques années, pour obtenir une meilleure rémunération pour ses ayants-droits.
4 ) YouTube est une formidable machine pour promouvoir les artistes et détient tous les atouts pour maintenir sa position.
Google est une machine très efficace et YouTube sait séduire les artistes. Il y a quelques jours, YouTube lance “YouTube Music Foundry”, une initiative pour aider les artistes à mieux optimiser leur présence sur YouTube. Pour l’instant ce que je constate, c’est que YouTube organise des sessions de “formation” pour que les créateurs soient formés à maitriser au mieux l’outil Google qui monétisera leur création. Un montant de 60 Millions de $ a été annoncé bien mais quel montant YouTube investit vraiment dans la création ? combien pour soutenir financièrement les créateurs ?
YouTube agite de nouveau le fantasme du ‘tout gratuit financé par la publicité’ qui va permettre de reconstituer les revenus du marché de la musique. Rappelons la mission de Google : “organiser tout l’information pour la rendre accessible” ou lire “organiser tout l’information pour la rendre monétisable”. Remplacez maintenant “information” par “musique”.
YouTube est la première destination pour la consommation de musique et devient l’OS “operating system” de la musique – cf mon post du 19 Février 2016 sur ce meme blog suite au rachat de BandPage par YouTube.
Et YouTube de déclarer : “Our collective goal remains the same: to grow an open network of digital music services, develop intelligent new tools for managing/distributing artist content and commerce, and create new revenue opportunities for all musicians, on YouTube and beyond.”
YouTube reste un outil incontournable de promotion des artistes et sa croissance est impressionnante. Peut on se passer de YouTube?
Seulement 17% des consommateurs de musique dans le monde sont des acheteurs ( inclus un abonnement payant ), YouTube reste un outil de monétisation des 83 % des consommateurs restants qui ne veulent pas payer pour la musique.
Alors on fait quoi ?
Il faut adresser le problème de distortion de concurrence entre le streaming payant et le streaming gratuit.
Dans les prochains mois, une occasion unique pourrait donner la possibilité de rétablir de la valeur et le rapport de force avec Google.
En effet au meme moment cette année : a) les médias et les artistes commencent à comprendre que YouTube n’est pas seulement un outil très performant de promotion pour les artistes mais aussi un bulldozer qui creuse le “Value Gap”; b) les majors ont la possibilité de renégocier et jouer le bras de fer ; c) l’arsenal juridique permet de remettre en cause le statut d’hébergeur, doublé d’une remise en cause du “safe harbour” par la cour de justice européenne.
Mes chers élèves, vous serez demain les managers des industries musicales, rétablir à sa juste valeur les contenus musicaux sera de votre responsabilité.